DOUBLE-PEINE

HÉLÈNE BRESCHAND / SYLVAIN KASSAP

D’AUTRES CORDES D’AC 311

CD

Un CD qui fait penser à un film, bien plus qu’à une musique ; et bien sûr les rapports entre la perception de la musique enregistrée et des images animées ont une longue histoire, tant dans leur mise ensemble que dans leur séparation – il suffit de penser aux écrits de Michel Chion, aux réflexions de l’influence du film sur la création sonore de Jean-Claude Eloy, voire à “Music for an imaginary western” écrit par Jack Bruce et joué par Mountain ou encore à la collection de mini-CDs “Cinéma pour l’oreille”. Ou d’autres. Mais le film – imaginaire – que cette “double-peine” évoque est différent ; non pas une continuité, pas de narration mais des bribes. Bribes de sons, ambiances, effets. Impression de musiques d’accompagnement à des images manquantes, plutôt du côté de l’école d’art, d’un expérimental européen nourri de pauses, voire un found-footage. Le tout ne forme pas continuité, sinon peut-être par le constant retour des voix, murmurées et déformées électroniquement, superposées – râles, murmures, des “je t’aime” devinés, effets de panning, de delays, discussions avec soi-même ou souvenirs effacés. Mais pas de développement – les durées particulièrement courtes des pièces, 25 titres compris entre un peu plus de 10 secondes et moins de quatre minutes, disent bien cette discontinuité (encore que, ce que Napalm Death disait sur les 54 titres de son deuxième album était sacrément compact !). Une impression d’histoire privée, qui ne nous est peut-être pas adressée – et les titres de certains morceaux, comme “Je ne pense kanous”, “Je ne pense katoi”, “Je ne pense kamoi” n’iraient pas contredire cette impression ; mais ce sentiment que le disque est une histoire privée ne concernant que ses protagonistes, et non plus adressée au plus grand nombre, aux auditeurs, n’est pas désagréable, au contraire : le temps du disque comme icône, époque où quelques notes ou rythmes devenaient témoignage de la société et point de convergence d’une génération est sans doute révolu – et quitte à parler de Jack Bruce, comment quelques chansons de Cream, ou des trois J (Jimi, Janis, Jim) devinrent hymnes. Les petits labels, les CD-R, la distribution sur Internet (en freeware qui plus est), la dématérialisation de la musique sont peut-être le retour de la musique, à ce qu’elle a longtemps été (et est toujours), à savoir se parler à soimême, une chose privée. Qui peut être entendue par d’autres, mais est faite pour et par soi-même.
Reste que dans “double-peine”, la présence de quelques fulgurances instrumentales – notamment le “En prise” qui ouvre, en 12 secondes, le disque – donne, par endroits, une assise autrement plus charnelle, une urgence, à l’ensemble ; et fait regretter qu’elles ne soient pas plus nombreuses – ou plus soutenues. Un disque entier nourri de la tension qu’engendrent ces quelques secondes de harpe-fuzz pourrait être une superbe monstruosité ; mais ce serait un tout autre projet.

KASPER T. TOEPLITZ

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