JOHN CAGE _ (OLD SCHOOL)

ZEITKRATZER

ZEITKRATZER RECORDS ZKR 0009

Distribution : Metamkine

CD

Deux CDs qui permettent de repositionner la démarche de ZEITKRATZER, de voir un peu plus clairement l’endroit de leur pertinence. Ensemble existant depuis un peu plus de 10 ans (depuis 1999) ZEITKRATZER a tout d’une bonne idée : un ensemble de solistes de haut niveau (le personnel a souvent changé au cours des années, mais parmi ses membres passés ou présents on voit, au hasard, des personnalités comme Melvyn Poore (tuba), Ulrich Krieger (saxophones), Anton Lukoszevieze (violoncelle) ou Axel Dörner (trompette), sous la direction, immuable, du pianiste et compositeur Reinhold Friedl, tous musiciens non seulement accomplis – ce qui ici veut dire parfaitement maîtres de leurs instruments et même plus, souvent inventeurs de techniques nouvelles sur ceux-ci – mais de plus se situant souvent à la croisée de plusieurs courants musicaux. Entre maîtrise instrumentale et curiosité intellectuelle, quoi rêver de mieux ? Et la démarche, projet initial, consistant à mettre sur un pied d’égalité des compositeurs – ou plutôt des musiciens – venant d’horizons les plus divers, de Lee Ranaldo à Arnold Schönberg, de Terre Thaemlitz à Karlheinz Stockhausen, ou encore Lou Reed, Dror Feiler, Column One ou John Duncan… de toutes façons la liste est trop longue… est plus que louable – essentielle, urgente et inévitable. Dans des nombreux cas, notamment lorsque le compositeur invité n’écrit pas sa musique (et on peine à imaginer Merzbow, ou William Bennett, de Whitehouse, tendre un score d’orchestre !), d’autres moyens ont été utilisés, comme un apprentissage à l’oreille d’après un enregistrement sonore, une partition graphique, ou une partition plus classique écrite par les membres de l’ensemble d’après un enregistrement. C’est d’ailleurs de cette façon qu’a été travaillée la “reprise” (réinterprétation ?) par ZEITKRATZER du mythique “Metal Machine Music” de Lou Reed, qui est sans doute le plus grand “coup d’éclat” de l’ensemble.
Alors tout bon ? Presque. D’une part il est incontestable que la musique d’aujourd’hui (et peut-être surtout en Europe) a plus que besoin de casser les cloisonnements de styles et de genres – quand il ne s’agit pas tout simplement de la préservation d’une caste, de la défense d’un académisme – et que de tels ensembles sont trop peu nombreux. On pourra se demander si le Kronos Quartet n’a pas été parmi les premiers à indiquer une telle voie – mais plus de 30 ans après sa création il ne reste que peu, ou rien, du Kronos qui donne vraiment envie. On pense plus à une habile opération de bonne conscience mainstream, avec les reprises de Hendrix aux violons comme (faux) gage de “street credibility”. Heureusement qu’il y en a d’autres – on peut penser à l’ensemble Phoenix
de Bâle, à Nelly Boyd (Hambourg)… Mais ZEITKRATZER reste sans doute le plus visible d’eux tous – à en devenir une sorte d’étalon.
Par contre on peut également se poser la question de l’intérêt véritable d’une telle entreprise, se demander si le fait de faire jouer du noise ou de la pop par un ensemble d’environ 10 musiciens d’impeccable formation classique a beaucoup de sens en dehors du projet sur le papier, en dehors de la note d’intention. Est-ce que l’auditeur d’un concert lors duquel ZEITKRATZER interprète Zbigniew Karkowski va se mettre en quête de la discographie du Polonais nomade ? Ou, à part une curiosité, que va entendre l’amateur de Keiji Haino de plus, de nouveau, de plus profond lorsque celuici joue avec l’ensemble ?
Peut-être que cette idée trop germanique, prussienne, participe à une sorte de “gentrification” des musiques jugées plus difficiles d’écoute ? Un plus de bonne conscience – de qualité. Les commentaires le plus souvent lus ou entendus sur le “Metal Machine Music” de Lou Reed tel que joué et enregistré par ZEITKRATZER ont été l’étonnement d’entendre à quel point “c’est pareil”. On n’est pas loin de la performance, au sens sportif, physique. Gravir une montagne juste parce qu’elle est là.
Une de mes pièces favorites de ZEITKRATZER est “Xenakis [a]live !”, une composition de Reinhold Friedl. À moins qu’il ne s’agisse d’une relecture de “Persépolis” de Iannis Xenakis. Ou d’un moyen terme entre les deux. En tout cas une musique fortement inspirée par la composition de 1971, remaniée structurellement et écrite pour l’ensemble instrumental par le directeur artistique de celui-ci. Et la réussite tient sans doute (aussi) au fait que Reinhold Friedl connaissant fort bien l’outil auquel il destine son travail, il lui est plus aisé de concevoir certaines parties ayant déjà en image mentale leurs réalisations par les musiciens qu’il dirige – et connaît – ainsi que le son commun développé par l’ensemble ; mais on peut supposer que la musique de Xenakis – donc une musique de tradition “savante”, assimilée sinon directement issue d’une pensée “académique”, musique de concert (même si le cadre de la création de “Persépolis” échappe, et de loin, au cadre du concert classique) – cette musique donc ait pu être plus proche, dans ses pensée et facture, des musiciens de ZEITKRATZER. ZEITKRATZER a toujours joué les “classiques du XXe siècle” (Luigi Nono,
Phill Glass ou Helmut Lachenmann…) mais peu de ces compositions apparaissent sur leurs enregistrements. Et donc les deux CDs monographiques se présentant comme le début d’une sous-collection, sous le titre commun de “Old School” et dédiés l’un à John Cage et l’autre à James Tenney ne sont pas un départ stylistique pour l’ensemble, au contraire – la continuité d’une démarche. Et paradoxalement, si on songe au titre “Old School” c’est là qu’il démontre une réelle nouveauté: ces musiques de tradition écrite (même si dans certains cas cette écriture est minimale ; pour “Koan : Having Never Written a Note for Percussion” de Tenney elle se limite à une indication de moins d’une ligne), ces musiques gagnent une vitalité nouvelle, on y sent le jeu, on les sent véritablement vivantes. Les deux enregistrements proviennent certes d’enregistrements live, ce qui peut, loin du studio, amener un surcroît de tension et d’excitation. Mais le Lou Reed était également un enregistrement live. On peut parier que, ici, les musiciens sont pris par la musique, à l’aise non seulement avec leurs instruments mais également avec le propos musical dans son entier, les codes non-dits le régissant, ou le son d’ensemble (et cette notion est particulièrement importante dans les pièces de James Tenney). Très souvent John Cage, malgré sa réputation d’iconoclaste, est joué de façon très classique, que ce soit en concert ou sur enregistrement, et le résultat est qu’on peut préférer lire ses textes, penser aux implications esthétiques de sa musique que l’écouter. Ici, et sans doute parce que son interprétation est nourrie par la fréquentation par les musiciens d’autres musiques, vivantes, et de nombreux compositeurs, vivants – et ô combien pour certains d’entre eux –, on se retrouve face à la musique seule ou du moins primordiale. La même chose est à l’œuvre dans le disque de Tenney, amplifiée encore par une prise de son plus claire et aussi sans doute par la rareté relative d’enregistrements de ce compositeur – du moins si on le compare à Cage.
En réponse à mes propres réserves sur l’utilité ou la pertinence de ce travail de “passages” inter-genres ou inter-mondes (musicaux), si cela doit produire une telle qualité de jeu, une telle renaissance aux compositeurs “old school” on ne peut qu’en demander plus.

KASPER T. TOEPLITZ

Vous aimerez aussi...