WWH 29

Prendre la parole: Loreto Martínez Troncoso
Un dialogue ventriloque avec Elena Biserna

Conçue et réalisée par Carole Rieussec et Elena Biserna
Graphisme et mise en ligne : Lionel Palun

Pour Michel de Certeau, la prise de parole «consiste à dire: ’Je ne suis pas une chose’. La violence est le geste de ce qui refuse toute identification : ‘j’existe’» (de Certeau 1994, 41). 

La recherche de Loreto Martínez Troncoso est une affirmation obstinée d’existence qui se déploie à travers la présence, la voix, la parole. Prendre la parole, agir, être là, maintenant. Ou déléguer cette affirmation de présence à des dispositifs : des textes, des enregistrements, des films. Ou encore ouvrir des espaces pour une prise de parole plurielle et collective ; rester en silence, à l’écoute, pour laisser des autres voix émerger.

Loreto parle (ou ne parle pas) depuis 1999. Elle prend la parole face à un public pour la première fois suite à l’invitation du metteur en scène Michel Schweizer pour son spectacle Kings. Déjà, elle est hors cadre : elle rentre avec les acteurs pendant les applaudissements et, au lieu de sortir, elle reste là, assise sur une chaise, au moment où le public se lève, où rien devrait se passer ; elle parle. Lors d’une tournée en Afrique elle commence à se demander qu’est-ce qu’elle fait là bas, sur cette scène, jusqu’à envoyer une copine à sa place pour la dernière représentation du spectacle à laquelle elle « participe » au Centre national de la danse à Paris. Ensuite, elle va s’insérer dans des « brèches », comme elle le dit. Tout en prenant la parole dans des contextes artistiques, elle choisit de le faire là où la prise de parole n’est pas destinée aux artistes, là où on ne l’attendrait pas : par exemple, après les discours des politiciens lors de l’inauguration de Bétonsalon à Paris (2007) ; pendant la conférence de presse d’une exposition au MARCO de Vigo (2008) ; ou en se présentant le samedi avant sa performance au festival 100dessusdessous à la Villette (2005). Dans une investigation des limites (institutionnelles, sociales et politiques) de la prise de parole, elle se propose toujours hors contexte, toute seule, debout, serrant son microphone, parlant à la première personne et en s’adressant au public directement ; des prises de parole qui mettent en jeu la situation d’énonciation et ses frontières, tout en questionnant l’asymétrie entre performeuse et public, entre qui parle et qui écoute. Lors de ces incursions dans l’« espace d’apparence », elle s’autorise la parole tout en s’exposant à ce public, au regard et à l’écoute de l’autre, dans un jeu d’équilibre entre la fragilité de sa présence hors lieu et son autorité d’auteure. Vite, sa critique institutionnelle est récupérée par les institutions et du coup elle se tait ; où mieux, dans un mélange entre fiction et réalité, elle sort de la scène, elle disparaît, en expérimentant dans la vie ce qu’elle avait annoncé pendant sa performance aux Laboratoires d’Aubervilliers (Sans titre, pour l’instant, 2006). À son retour sur la scène de l’art, son travail devient plus protéiforme même si toujours absolument contextuel et dialogique. Elle délègue sa présence à des pièces sonores et à des dispositifs d’écoute au casque. Son adresse devient plus intime, plus incarnée, plus proche : des chuchotements qui caressent le corps de l’auditeur. Le silence assume une place centrale : comme manifestation de l’impossibilité de parler, comme l’expression de « vouloir simplement être, là » (Battements, Palais de Tokyo, 2015), comme symptôme de l’absence de l’autre, comme ouverture à l’écoute de l’autre. Parfois, sa voix refuse la structure, refuse de s’articuler en langage, pour se lâcher dans ses émanations présymboliques ou post-symboliques : le souffle, la respiration, le chant… Enfin, ce désir de présence, d’établir une relation à l’autre, de détourner les cadres de la prise de parole ou d’interroger le statut des différentes voix dans la société converge dans les projets collectifs de l’artiste, comme Opereta A~Mar (2014) ou El eco de tu voz – l’écho de ta voix (2018). Ici, il s’agit de composer des cadres d’énonciation communs, des espaces d’expression partagés à travers un travail de longue durée avec les habitant.e.s d’un quartier de Lisbonne ou les patient.e.s d’un hôpital psychiatrique à Aix-en-Provence. La prise de parole s’ouvre et ce dialogue – que si souvent est resté en suspens – prend corps dans la pluralité des voix, dans l’écoute et dans la résonance entre les voix, c’est à dire dans la relation première entre les êtres humains.   

En effet, le travail de Loreto est une exploration continue de la visibilité et de l’audibilité, de leurs formes, dispositifs et conditions. Pour cette raison, tout en se déroulant dans des contextes différents, il relève toujours de l’espace public ; un espace public imaginé, en suivant Hannah Arendt, comme « espace d’apparence », où la pluralité humaine se révèle dans la parole et dans l’action, « où la liberté peut devenir une réalité tangible » (Arendt 2013, 46). Un espace, donc, toujours éminemment politique.

wi watt’heure #29 présente un dialogue ventriloque entre Loreto Martínez Troncoso et Elena Biserna. Elena donne sa voix aux théoricien.ne.s qui l’habitent et prend la parole à travers des textes résonnants dans sa pensée ainsi qu’avec la recherche de Loreto, en mettant en abime la polyphonie et l’intertextualité toujours présentes dans le travail de l’artiste. Loreto puise dans son archive pour réactiver des extraits de ses prises de parole et pièces sonores dans un aller-retour entre le présent et le passée, entre sa propre voix et les autres voix qui la hantent. Dans cet échange, émergent des vecteurs polarisants : la relation entre écriture, corps et oralité ; la langue ; l’adresse au public ; l’intersubjectivité et le rapport à l’autre ; les relations de pouvoir dans les contextes institutionnels qui encadrent la prise de parole ; le(s) silence(s) ; le dialogue et le partage de la parole… La question reste toujours la même : qu’est-ce que c’est de prendre la parole ? Qui a le droit de la prendre ? Où et comment ? « Mais qu’y a-t-il […] de si périlleux dans le fait que les gens parlent, et que leurs discours indéfiniment prolifèrent ? Où donc est le danger ? » (Foucault 1972, 10).

Références

Arendt, Hannah. 2013. De la révolution. Paris : Gallimard.
de Certeau, Michel. 1994. La prise de parole et autres écrits politiques. Paris : Seuil.
Foucault, Michel. 1971. L’ordre du discours. Paris : Gallimard.

Image : Loreto Martínez Troncoso, ¿Y para cuándo un cortocircuito entre el corazón y la razón? Peinture, 2013 (détail).

Merci à Anne-Sophie Turion pour sa voix, c’est à dire pour sa présence. 

Scénario 

Loreto Martínez Troncoso > Porto, 1 fevereiro 2013Une exposition parlée, Jeu de Paume, Paris, 2013. Lecture. 

Elena Biserna > Hélène Cixous. « Le rire de la Méduse ». L’Arc, 61 (1975) & Hélène Cixous et Catherine Clément. La jeune née. Paris : Union générale d’éditions, 1975.

LMT > La llamada (Contigo y sin ti), vidéo, 2013.

EB > Brandon LaBelle. Lexicon of the Mouth. Poetics and Politics of Voice and the Oral Imaginary. New York-London : Bloomsbury, 2014, 5-6.

LMT > (Parler soi, parler de soi),lecture dans (Continuará) ou En el camino ou …,  Coédition : Ed.Spector, Centre d’art contemporain de la Ferme du Buisson, Mugatxoan, 2015.

EB > Hélène Cixous. « La venue à l’écriture ». Dans Entre l’écriture. Paris : Éditions des Femmes [1976] 1986, 9-69. 

LMT > Battement, performance, Vestiges d’un ici, vestixios de si, CGAC, Saint-Jacques de Compostelle, 2019. Enregistrement, extrait.

EB > Brandon LaBelle. Lexicon of the Mouth. Poetics and Politics of Voice and the Oral Imaginary. New York-London : Bloomsbury, 2014, 1-2.

LMT > Houle, pièce sonore in Fabrice Reymond,Rester dans le noir jusqu’à devenir son paysage, 2017. 

EB > Adriana Cavarero. A più voci. Filosofia dell’espressione vocale. Milan : Feltrinelli, 2003, 74-75. 

LMT > Se ven caras pero no se ven corazones, sculpture sonore, 2018.

EB > David Scott. Stuart Hall’s Voice: Intimations of an Ethics of Receptive Generosity. Durham : Duke University Press, 2017. 

LMT > Le communiqué du 20/11/1998, vidéo, 1998.

LMT > (Mon destinataire est),lecture dans la note d’intention Floresta pour le CNAP, 2017. Extrait. 

EB > Nick Couldry. Why Voice Matters: Culture and Politics after Neoliberalism. London : Sage, 2010, 130. 

LMT > (Conversation avec Lore Gablier), lecture dans (Continuará) ou En el camino ou … Coédition Ed.Spector, Centre d’art contemporain de la Ferme du Buisson, Mugatxoan, 2015.

LMT > Desde la oscuridad, vidéo, 2017. Extrait.

EB > Michel Foucault. L’ordre du discours. Paris : Gallimard, 1971, 8-12.

LMT > La ferme ! (Soliloque d’un.e insomniaque), performance avec Clément Robert, Treasures For TheatreLa Ferme du Buisson, Scène nationale de Marne-la-Vallée, Noisiel, 2009. Enregistrement, extrait. LMT >Parlez-moi d’amour, installation sonore, 2013. Extrait.

EB > Mladen Dolar. A Voice and Nothing More. Cambridge-London : MIT Press, 2006, 80.

LMT > Por el momento sin título, performance, Mugatxoan, Arteleku, San Sebastian/Fundação Serralves, Porto, 2016. Enregistrement, extrait.

EB > Jill McLean Taylor, Carol Gilligan, Amy M. Sullivan. Between Voice and SilenceWomen and Girls, Race and Relationship. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1995, 202. 

LMT > Battement, performance, Do Disturb, Palais de Tokyo, Paris, 2015. Enregistrement, extrait.

Anne-Sophie Turion > « De l’attention, de la tension, de la position », article, Le journal du centre, publié le 03/06/2016 lors de l’exposition Économie de la tension, Parc Saint Léger, Centre d’art contemporain, Pougues-les-Eaux. Lecture, extrait.

EB > Mladen Dolar. A Voice and Nothing More. Cambridge-London : MIT Press, 2006, 14.

LMT > Ah ah, performance, PAN ! Privé/public, Limoges, 2017. Lecture, extrait.

LMT > [sin voz], performance, Who’s afraid of performance art ? Le Commun, Genève, 2011. Enregistrement sonore, extraits. 

EB > Paulo Freire. Pedagogy of Freedom: Ethics, Democracy and Civic Courage. Lanham : Rowman & Littlefield, 1998, 105.

LMT > El eco de tu voz – l’écho de ta voix, émission radiophonique de 24 heures, 3bisf – Lieu d’arts contemporains, Aix-en-Provence, 12-13 mai 2018. Extrait. 

LMT > Opereta A~Mar, performance collective, Largo da República, Trafaria, Portugal, 21 décembre 2014. Enregistrement sonore, extrait. 

EB > Nick Couldry. Why Voice Matters: Culture and Politics after Neoliberalism. London: Sage, 2010, 7-8 ; 13.

EB > Jacques Rancière. Politique de la littérature. Paris : Galilée, 2007, 11-12 & Id. La Mésentente, Paris : Galilée, 1995, 53.

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