WWH 41

Pom Bouvier b.

Pour des « lignées de connexions inventives ».

wi watt’heure #41 invite Pom Bouvier b. à parler de son travail et plus particulièrement de ce qui anime sa posture politique et esthétique. Le travail de Pom erre entre plusieurs disciplines  – musique, danse et arts plastiques – tout en se nourrissant d’autres champs, comme le cinéma, la littérature, les sciences, la philosophie. Dans ses traversées, elle cherche toujours de « nouvelles parentés, des lignées de connexions inventives » (Haraway 2020, 7-8), de « refaire partie » du monde, d’être là, accueillir, s’accorder, coexister.

Dans cette conversation menée à distance, nous parlons de son approche de l’écoute, de sa relation aux milieux et au vivant, des dispositifs et instruments qu’elle fabrique pour alimenter ces entrelacements, de sa relation au field recording, des notions de vibration et résonance et de l’importance du collectif dans sa création, sa démarche. Elle nous laisse avec une suggestion (peut-être une exhortation) : « faire confiance au vivant », « essayer le plus possible d’être traversé·es par les choses » et « nous laisser agir ». Comme l’écrit Donna Haraway, « vivre avec le trouble » implique « apprendre à être véritablement présent·es, à être davantage que de simples pivots évanescents entre un passé (affreux ou édénique) et un avenir (apocalyptique ou salvateur), à être des bestioles mortelles, entrelacées dans des configurations innombrables et inachevées de lieux, de temps, de matières et de questions, de significations » (Haraway, 2020, 7-8).

References :

Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Traduction de l’anglais par Vivien Garcia. Vaulx-en-Velin : Les éditions des mondes à faire, 2020.

Un texte de Pom Bouvier b 

Je viens d’une région (Grenoble) où « faire des expériences » fait partie d’une manière d’être ensemble.
 Lorsque je commence des études à l’école des beaux-arts de Grenoble, c’est une nouvelle manière d’observer le monde qui se révèle à moi. Les enseignements étaient fondés sur un rapport à l’expérience, à l’expérimentation. Comme le définit John Cage, faire une expérience c’est poser une question sans nécessairement trouver la réponse. En d’autres mots, c’est la valeur du chemin et non celle du résultat. Plus tard, j’ai découvert la Danse Contact Improvisation, apparue aux Etats Unis dans les années 70 avec Steve Paxton et Nancy Stark Smith. Au départ, Steve Paxton avait proposé une performance autour de la chute, Magnésium, avec des gymnastes: des jetés de corps dans une première partie, et dans une deuxième partie, les performer debout, les yeux fermés, on pouvait ressentir ce que Paxton appela « la petite danse des os » ; il est important de rappeler que le contexte était celui de la guerre du Vietnam.

Cette danse est, à la base, une danse de pratique, elle n’est pas faite pour être donnée en spectacle.
 Ce que je trouvais extraordinaire, c’est de laisser le corps trouver ses chemins en dehors du mental. Ainsi se dessinaient d’autres types de relations à l’autre. Non plus de pouvoir, de domination mais d’écoute et d’adaptation. Tout le monde peut pratiquer ensemble : novices ou expérimenté·es, tous les genres confondus.

Cela a été une de mes formations les plus solides à la pratique de la musique qui viendra plus tard.
 Je tisse encore aujourd’hui un lien étroit avec ces pratiques de danse dont beaucoup sont issues des expérimentations d’artistes américaines des années 70 comme Anna Halprin, Simone Forti, Lisa Nelson. Ces pratiques vont construire, par le corps et son implication, un terrain propice à ma pratique de l’improvisation libre.
 Je nourrissais secrètement le désir que la vie de tous les jours ressemble à ce qui se passait, se passe pendant les jam : de la joie, du jeu, se surprendre soi-même, une très grande écoute, une bienveillance, pas de systèmes de domination, pas de notion de choses réussies ou ratées, pas d’attachement…

J’ai commencé à « faire » de la musique à 40 ans, avec une envie d’expérimenter sur les matériaux, leur comportement, et à tester mon interaction avec eux.
 En composant de la musique électroacoustique, je pouvais m’approprier mon propre langage. Très vite, j’ai aussi pratiqué l’improvisation avec des instruments fabriqués.
 Avec le recul, je pense qu’inconsciemment j’ai fait des choix qui m’ont libérée des injonctions faites aux femmes.

Aujourd’hui, je peux dire que la pratique de l’improvisation est politique. Elle met à distance le mental et la volonté, la culture de l’efficacité, de l’urgence et du résultat. C’est une pratique de l’observation, de la cueillette, de la multiplicité et de l’inclusion. C’est aussi pouvoir oeuvrer avec ce qui nous échappe, « vivre avec le trouble ». Je cite Donna Haraway, qui, dans son livre, nous dit : « nous devons créer de nouvelles parentés, des lignées de connexions inventives ».
 Elle valorise les entrelacements, comme Edouard Glissant valorisait le métissage. 
Je suis convaincue que ce qui anime les manières de faire influence ce que l’on fait – la musique pour mon cas – et la manière de la partager.

Aujourd’hui, le rapport avec le vivant est devenu un thème de premier plan, bien qu’uniquement dans les mots.
 Des autrices, scientifiques, philosophes, éthologues, ethnologues ont depuis longtemps proposé d’autres manières d’observer et donc de rendre compte de notre monde. Donna Haraway, Anna Tsing, Vinciane Despret, Nastassja Martin, entre autres, proposent d’autres mots : friction-convocation-hôte-sympoïétique-compagnonage-interstices…


Pour moi, ce sont des modes d’exploration de la musique, mais aussi une façon de reconsidérer les modes de transmission : comment solliciter desécoutes ; comment travailler la porosité entre les êtres, un milieu, des juxtapositions temporelles.

La musique est un moyen pour re-solliciter des perceptions et les mettre en commun. C’est un moyen d’exploration de notre écoute et, à travers cela, de notre situation dans un espace, dans le temps et avec d’autres. 
L’expérimentation est le seul moyen de lâcher la domination du mental et de l’illusion.

Je continue de pratiquer la danse et, à plusieurs, nous organisons des formes de laboratoire, où nous « prenons des risques », comme le disait la philosophe Anne Fourmillante, celui d’être en vie.
 Nous nous risquons aux convocations « ratées », nous essayons des partitions génératives. Ce que nous faisons et comment nous le faisons est devenu étroitement lié. C’est ce que nous expérimentons aussi avec l’ensemble C-ÎME qui regroupe des femmes improvisatrices. Nous avons appelé cela un écosystème musical, parce que les choses naissent de leurs frottements, et non plus d’une intention surplombante.

Pour aller plus loin :

Le site de Pom Bouvier b : https://pombouvierb.blogspot.com/

C-ÎME : https://cime.bandcamp.com/

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