NECRO ACOUSTIC

KEVIN DRUMM

PICA DISK 019

Distribution : Metamkine

CD

Une admirable monotonie. Dans ce coffret de cinq CDs c’est le sentiment dominant. Ce qui n’est pas dire qu’il ne se passe rien, ni que toutes les pièces se ressemblent ; plutôt cette impression que chaque moment de chacune d’entre elles est infini, que l’on pourrait s’arrêter dedans. Un peu comme si cette musique perdait de sa dimension temporelle pour avancer non pas avec l’écoulement de la durée mais en profondeur, s’enfonçant en elle-même. Une sorte de carotte géologique de la musique en quelque sorte, l’axe perpendiculaire du drone. Là où les drones de Phill Niblock ou de La Monte Young explorent le temps, et ne laissent percevoir la beauté de leur variations minimales qu’avec l’immersion dans la durée, ici on est dans un temps arrêté, dans son absence – même si les pièces sont longues, même et surtout dans “Organ” qui dure près de 55
minutes. Et à garder comme définition minimale de ce qu’est la musique, l’idée qu’il s’agit d’une organisation du temps, la perte de ce paramètre est troublante. La production discographique de Kevin DRUMM – importante d’une trentaine d’albums si on compte les différentes collaborations – a ceci de particulier qu’il ne s’y trouve pas de disques moyens, de ces choses que l’on peut gentiment apprécier sans les aimer pour autant, mais sans le moins du monde les détester non plus. Chez lui c’est soit des productions importantes, donc non seulement belles, bien faites, intéressantes, mais qui, bien plus que ça, nous semblent essentielles, urgentes: “Sheer Hellish Miasma” ou “Imperial Distortion” font certainement parties de cette catégorie. Ou alors des choses parfaitement dispensables, de ce type de proposition que l’on ne peut écouter qu’une fois, et encore – on ne finit l’écoute que par respect pour le nom de leur auteur. Pas de moyen terme, pas d’entre-deux. Ce qui bien évidemment est un signe de la qualité de l’artiste, même concernant ses productions dispensables ; on a l’impression d’être devant quelqu’un de profondément impliqué dans ce qu’il fait, dans ce qu’il cherche. Devant quelqu’un qui doute, ce qui, en art, n’est jamais mauvais signe. Cela peut impliquer également deux façons de travailler, une qui soit plus de l’ordre de la composition, en tant que construction minutieuse d’une structure, l’autre plus improvisée, soumise au moment, au lieu, au “just because” comme le dit DRUMM luimême. Mais il précise aussitôt que le cadre dans lequel le travail se fait – studio ou improvisation directement enregistrée – n’a pas grande importance pour lui. Des façons de travailler différentes, mais somme, toute équivalentes pour leur auteur. De même qu’à la question du choix des collaborateurs avec lesquels il travaille, il n’invoque que le “mood” dans lequel il se trouve, et non pas une volonté de suivi. Il précise même que parfois, lorsqu’on lui propose une collaboration, il l’accepte sachant que la probabilité pour qu’elle soit fructueuse est très faible, alors que d’autres fois il refuse, même s’il pense que le résultat serait potentiellement intéressant. Une question de hasard. Ou une question de flair artistique. “Just because”.
Bien que l’ensemble des cinq CDs du coffret “Necro Acoustic” couvre – de façon non exhaustive – une période d’environ 12 années (1996-2008), il se présente comme une unité, un tout. On n’y sent pas la progression d’un artiste arrivant peu à peu à cerner son art ou sa personnalité ; dès la pièce la plus ancienne “Organ”, tout est en place. Et même les choix des instruments utilisés n’y changent rien – que ce soit à l’orgue, à la guitare, aux synthés analogiques, pédales et traitements ou ordinateur, selon les pièces, tout cela sonne comme un tout, une même expression – et non seulement dans l’esprit, comme on pourrait dire d’un artiste que, quel que soit l’instrument qu’il utilise, il sonne toujours comme lui-même ; non, dans les faits. Un même son. Et les indications d’instruments utilisés, pour sympathiques qu’elles soient, brassant des pulse generators, octave fuzz, rat pedal, feedback, band-pass filter et autres Ampeg 4×12 cabinet, ne servent pas à grand chose – quel que soit l’instrument qu’il utilise, Kevin DRUMM a le même son, arrive aux mêmes textures, crée la même musique. Une densité au-delà du sonore.
Il y a indéniablement un “son” Kevin DRUMM, qui est là depuis le début. Un style. À lui demander comment ce son est arrivé, était-il le résultat d’une volonté, d’un désir, la réponse est – là aussi – ambiguë: “C’est difficile comme question. Je pense que c’est le résultat d’un effort. Je veux dire que je ne me contentais pas d’allumer les amplis, appuyer sur “record” et envoyer le résultat à un label. Que cela apparaisse ou non, et peut-être n’est ce pas le bon mot, mais il y a eu un constant processus de raffinement de l’idée”. On peut penser qu’au-delà de ses propres aveux, celui-ci s’est mis en place très tôt.
Certains des morceaux de “Necro Acoustic” sont déjà sortis, parfois sous des formes différentes, sur d’autres labels, le reste est inédit – et s’il est aisé de comprendre la volonté de sortir des choses inédites, même anciennes, pourquoi ressortir des choses déjà existantes, surtout que Pica Disk n’est pas un label tellement plus gros que Hospital ? Ce n’est, en tout cas, pas comme si Deutsche Grammophon voulait publier le catalogue entier de Kevin DRUMM ! En fait une histoire toute simple : “Lights Out”, “Malaise” et “Organ” (soit trois des cinq CDs du coffret) étaient mis sur le site de Kevin en téléchargement gratuit. Il a envoyé le lien à Lasse Marhaug – responsable du label Pica, mais également musicien et ami avec qui il avait déjà travaillé (notamment sur le CD “Frozen by Blizzard Winds”). Celui-ci propose de sortir l’ensemble sur disque, que les musiques soient en téléchargement libre ou pas, en un coffret de trois CDs. De là, Kevin a proposé quelques autres projets (soit les “Decrepit” et “No Edit” du coffret) pensant que le tout ferait un bel ensemble – et voilà comment on en arrive à un coffret de cinq ; et ça paraissait une meilleure idée que de sortir cinq CDs séparés.
Malaise” était sorti auparavant en une édition limitée sur Hospital, mais en une édition de deux cassettes, chères et mal enregistrées : “je voulais que la pièce existe en une meilleure qualité – c’était un peu dommage de la présenter ainsi, alors j’ai pensé que c’était OK de l’inclure dans le coffret, tout comme d’y mettre des choses plus récentes, comme “Lights Out”, que peu de gens ont eu l’occasion d’entendre”. “Organ” – ma préférée, on l’aura compris – est une autre histoire. La pièce composée en 1996 est publiée – en deux versions “éditées” – sur le CD “Comedy” de Kevin Drumm. À l’écoute de la version originale, “non-éditée”, du coffret on peut se demander pourquoi l’avoir “éditée”, qu’est-ce que cette opération était censée ajouter ?
“Organ” était l’idée originelle pour le CD “Comedy”, mais à la dernière minute j’ai fait quelques autres pièces – que j’ai rapidement trouvées très faibles, peu de temps après la sortie du CD – et j’ai édité les 55 minutes du morceau original, car je craignais que cela puisse être trop pour les gens. Ce fut une grosse erreur, et j’ai donc voulu sortir la version complète”.
– Une démarche nourrie de pureté, une attention à la musique devant laquelle son artisan s’efface. Et une réussite incontestable. Mais plus que cela, la question que pose ce coffret, et la musique de DRUMM en général (mais il n’est pas le seul, le travail d’autres artistes participe à la question: Lopez, Menche, d’autres), est de savoir si cette musique ne serait pas non seulement de plain-pied dans le champ de ce qui s’appelle la “musique contemporaine” – même si elle vient d’un autre endroit que l’enseignement académique – mais de plus si elle n’a pas déjà dépassé cette “musique contemporaine” sur son propre terrain – invention structurelle, abstraction de la forme, travail de textures? Et véritable contemporanéité, une présence dans l’aujourd’hui, débarrassée de la morgue et du vernis de l’académisme. “J’aime la musique contemporaine, comme Stockhausen ou Xenakis (mais est-ce que ces choses sont encore contemporaines ?). Lachenmann, bien sûr. Je pense que Luigi Nono a fait la musique la plus intéressante et la plus étrange à avoir jamais été enregistrée. Les compositeurs d’aujourd’hui, comme Jakob Ullmann, Tristan Murail ou Horatiu Radulescu (RIP) ont certainement créé les musiques les plus intéressantes de ces dernières années. Moi, je travaille à partir de mes tripes, mais je fais aussi très attention à la qualité, aux timbres des sons créés. Jusque-là ça a été très primitif, deux petites variations, ou parfois aucune dans une pièce entière ; je pense que ça a ses qualités, mais là je travaille à casser ce moule, à amener plus de variétés, de dynamiques…

KASPER T. TOEPLITZ

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