Jean-Claude Eloy

La synthèse croisée est cette technique musicale – de musique électronique – qui consiste à créer à partir de deux sons un troisième qui hérite de certaines caractéristiques du premier son et d’autres du second : une production sonore dans laquelle un paramètre d’un son (par exemple, l’amplitude ou la fréquence) influe sur un autre paramètre, pas nécessairement le même, d’un autre son. Ainsi la synthèse croisée par source/filtre consiste à transformer le spectre d’un son par l’enveloppe spectrale d’un autre son. Le premier son est donc littéralement filtré par l’enveloppe spectrale du second et cela peut donner, par exemple, ces effets d’un instrument qui « parle », ou créer un timbre inouï qui n’est pas tant le résultat d’un morphing sonore entre les deux sons de départ, mais une véritable hybridation qui n’est plus aucun des deux sons de départ, bien que leur devant à tous deux son existence. Pourtant ce n’est pas tant aux sons que l’on aimerait s’intéresser ici mais plutôt à ceux qui les inventent, les manipulent et les mettent en formes – les musiciens et notamment ceux qui, dans leur production mais aussi dans leur vie ont, ont ainsi hybridé deux attitudes ou esthétiques, qui sont passés d’une vision de la musique à une autre, créant par là une forme nouvelle ; à moins qu’il ne s’agisse d’un positionnement face à la vie et pas seulement musicale. Une sorte de synthèse croisée de la pratique musicale elle-même, une hybridation venue de la nécessité.

Cette rubrique animée par Kasper T. Toeplitz a été publiée en premier lieu sur le webzine Présent Continu


Jean-Claude Eloy est certainement un musicien auquel une telle définition de synthèse croisée appliquée à sa vie va particulièrement bien, et le nom de « Hors Territoires » qu’il a choisi pour sa maison d’édition (maintenant que ses disques ne paraissent plus avec le label MFA dans des collections « officielles » !) est particulièrement bien trouvé pour dire la musique et le positionnement de celui qui entama sa carrière de compositeur, rapidement reconnu, dés le début des années 1960 : compositeur contemporain, (au sens classique du mot), bardé de prix (piano, musique de chambre, contrepoint, Ondes Martenot, composition) mais qui pourtant, dés le début des années 1970, se tourne vers la musique électronique, au point d’abandonner quelques années plus tard la musique purement instrumentale. Premier grand tournant – qui ne concerne pas uniquement la méthodologie employée mais également, surtout, le regard sur le sonore et le monde dont celui-ci est issu – mais qui n’est pas le seul de sa carrière, puisqu’après une sorte de « traversée du désert » (il y a une dizaine d’années il était impossible d’entendre la musique d’Eloy que ce soit en concert ou en disque, à moins de se procurer quelque édition pirate ou d’acheter – à prix d’or – un vieil LP sur Ebay) il fonde son propre label, réédite un grand nombre de ses pièces, mais surtout – et c’est là le plus important – trouve et touche profondément un nouveau public qui n’est plus celui de la musique contemporaine « académique », mais celui, bien plus jeune, qui se passionne pour les musiques expérimentales, la noise, les musique improvisées, électroniques, celui qui vient d’un héritage post-punk ou D.I.Y (Do It Yourself), celui qui invente aussi d’autres musiques et d’autres façons de les faire vivre. D’où l’envie de faire parler Jean-Claude Eloy non pas tant de son passé (pour cela on pourra se reporter au long article paru sur le compositeur dans le N° 86 de Revue&Corrigée ) mais de son présent, de l’endroit où il est, maintenant. Et tout d’abord de le questionner sur cette renaissance de l’écoute de sa musique et sur ce nouveau public :

Evidemment à parler de « nouveau public » on se pose immédiatement la question de l’ancien, du public d’avant ; mais plus que le regard du compositeur sur ceux qui ont applaudi ses œuvres, c’est celui sur le monde musical dont il faisait alors partie – la musique dite « contemporaine » – qui est intéressant :

L’autre passage, plus ancien, que Jean-Claude Eloy a effectué a été celui de la musique orchestrale vers la musique électronique – et celui-ci est d’autant plus intéressant qu’il ne s’est pas agi là de changer ses outils pour d’autres, mais bien d’un changement de regard sur la musique sur la politique qui sous-tend la production musicale et sur la pensée de la production artistique, et pas seulement sonore :

Mais bien évidemment parler de l’artisanat du compositeur c’est aussi parler des outils, des technologies, dont se sert cet artisanat – et le piano ou l’orchestre, la voix chantée ne sont pas moins outils technologiques que les logiciels, que la manipulation digitale des sons. Le changement musical – ou son évolution – passe également par le choix de ces outils, qui sont également outils de pensée ; et l’évolution de ces nouvelles technologies est aujourd’hui rapide et l’histoire de la musique électronique c’est également l’histoire de quelques synthétiseurs analogiques, comme le Serge ou le Buchla :

Et même l’UPIC, développé par Xenakis, bien qu’étant une machine digitale fait déjà partie du passé :

Mais les outils de la musique aujourd’hui (surtout , mais sans doute pas uniquement, si on parle de musique électroniques) sont surtout les logiciels, codes électroniques implémentés dans l’ordinateur. Produits commerciaux, certes, mais la production de la musique a depuis longtemps cohabitée avec le développement technologique, tout comme avec sa viabilité économique :

L’approche électronique de la musique, le changement des outils change non seulement la musique produite mais également la façon de la penser, et le changement du public, comme celui que la musique de Jean-Claude Eloy a pu vivre est sans doute également redevable à ce changement de pensée qu’il a progressivement adopté : ce qui est important n’est pas tant que sa musique soit devenue électronique ou qu’il ait adapté l’usage des logiciels, mais que sa pensée musicale soit devenue, elle, « électronique » – et c’est sans doute pour cela que des générations musicales bien plus jeunes se sont trouvées comme « en phase » avec elle :

Mais bien évidemment Eloy vient d’une autre culture musicale, a un autre bagage – il serait le dernier à vouloir se présenter comme un « laptop performer » – et ne se veut pas être le chantre de la musique électronique au détriment de toute autre ; au contraire il prône une culture (musicale) la plus vaste possible, surtout auprès de ceux qui prônent la table rase :

Une des caractéristiques de la musique d’Eloy – tout du moins à partir de son passage dans l’électronique – est sa durée : durées longues, très longues : ses enregistrements couvrent fréquemment deux, trois ou quatre CD. On a souvent voulu y voir une influence de la musique d’Asie, mais il s’agit là d’une fausse piste – l’enracinement dans la durée et, son corollaire, dans la lenteur sont une constante chez le musicien

Mais cette question de durée des pièces est plus profonde que la seule envie de faire long : s’y croisent deux autres données qui sont autant de regards sur notre monde ; d’une part c’est l’influence de cet autre art électronique, le cinéma, qui est (qu’on apprécie ou pas le cinéma) bien un art du monde moderne – et sans doute par cela tellement en adéquation avec la musique électronique -, mais il s’agit également de se questionner sur ce qu’est la musique elle-même, ou plutôt le rapport ambigu qu’elle entretient avec le pouvoir :

Bien que de pensée électronique la musique de Jean-Claude Eloy fait parfois appel à des musiciens-solistes ; toutefois on n’a jamais l’impression d’une musique mixte, ou d’une quelconque apposition de l’électronique, pré-composée, a une expression que l’on aurait voulue plus « humaine », plus fragile ou émotionnelle. Au contraire ces parties instrumentales – qui généralement sont des percussions ou des voix – semblent faire totalement corps avec l’électronique, être elles-mêmes parties de l’électronique :

Si les parties électroniques sont fixées – Eloy pratique l’électronique dite « sur support » : sans doute est-ce une question de génération, à l’époque où il se plongeait dans l’étude des moyens technologiques lui permettant de travailler à sa musique le « temps réel » n’était pas envisageable, techniquement, à part quelques effets primitifs – on comprend que la conservation des parties « solistes » est plus délicate, d’autant plus que Jean-Claude Eloy n’utilise plus, depuis longtemps, la notation classique, solfégique, pour les transmettre ; revient donc la question de l’éventuelle conservation et surtout reprise des œuvres :

Mais même pour une musique « sur support » sa diffusion en concert, on le sait, demande un peu plus que d’appuyer sur le bouton « play », ou sur la barre d’espace de l’ordinateur. Et là se pose la question de la vie de ces pièces, la question de les présenter :

Lorsqu’on lui demande à connaître son regard sur la musique d’aujourd’hui, c’est tout naturellement qu’Eloy parle de là d’où il est originaire : la musique contemporaine. Et même si le constat n’est guère positif, on sent également un attachement énorme à cette culture, celle qui l’a construite :

Les disques de Jean-Claude Eloy sont disponibles chez Metamkine

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