MARSHLAND

JOE ROSENBERG ENSEMBLE

QUARK QR201925 – 2019

CD

S’il est toujours plaisant d’entendre Coltrane, Mingus ou Ellington, force nous est d’admettre que depuis bien longtemps, le jazz se mord la queue et se satisfait de redites et autres hommages plus ou moins narcissiques. Libéré un temps de ses codes, uni au rock, au classique ou à l’électronique, sans oublier sa main mise sur les « musiques du Monde », il avance masqué sous divers atours, sans briser pour autant ses liens archaïques. Les chercheurs ont bien tenté de scanner sa carcasse pour y découvrir les pistes de nouvelles explorations, mais ils n’ont le plus souvent abouti qu’à un retour du même, ou à l’abstraction de concepts sans âme ni chair. Il est donc d’autant plus troublant de rencontrer, dans l’expression la plus immédiate de cette musique moribonde, un réel motif de plaisir, à peine tempéré par l’orthodoxie du propos…
Tous les deux ans, vers la même époque, Joe Rosenberg nous fait parvenir un disque de jazz affranchi de la prétention à l’innovation. Sa musique, fondée sur l’évidence des mélodies, la souplesse du rythme et l’intelligence des harmonies, s’en remet en grande partie à la pertinence d’instrumentistes rompus à l’exercice et libres de traiter comme ils l’entendent la matière première de ses compositions. S’y croisent donc, autour du soprano du leader et des fûts et cymbales d’Edward Perraud, compagnon de la première heure et initiateur du Label Quark où paraît le présent Marshland, les saxophones ténor et soprano de Daniel Erdmann, souffleur allemand partageant avec le batteur les dérives du trio Das Kapital, le trompettiste belge Bart Maris, partenaire du percussionniste au sein du sextet 69, et last but not least, le contrebassiste français Arnaud Cuisinier, fidèle de Rosenberg depuis la création de l’Ensemble en 2014. Tous gens de bonne intelligence, adhérant au projet pour mieux le soutenir ou l’ébranler. « La Danse », longue tresse de lignes étirées sur la durée, tisse dès l’ouverture la richesse ondoyante d’une toile harmonique proche de ce Third Stream empruntant au classique. Pourtant, dès la cinquième minute de cette même plage, la basse et les percussions insufflent soudain à l’ensemble une pulsation ternaire ne laissant aucun doute sur l’esthétique adoptée, laquelle en dépit de quelques pas de côté va déterminer le style de l’album. Les musiciens du quintet ne manquent au demeurant ni d’à-propos, ni d’une certaine audace pour affirmer leur statut d’artistes créatifs dans cet exercice périlleux aux conséquences multiples qu’est l’appropriation des compositions. De courses contrapuntiques en duos rythmiques, cadences ou ballades légèrement instables ou franchement décalées, chacun trouve sa place dans les espaces ouverts par le compositeur, et peut dès lors imprimer sa marque dans la densité de l’ouvrage en cours, sans que l’on puisse jamais douter de sa singularité.
Si l’on admet le précepte d’Ellington selon lequel il n’est ni de grande ni de petite, mais simplement une bonne et une mauvaise musique, et si l’on refuse également cette dichotomie entre œuvres savantes et populaires, écrites ou improvisées, voire innovantes ou traditionnelles, ce Marshland de Joe Rosenberg et de son Ensemble, qui s’inscrit dans le cercle des albums accomplis et réalisés avec sincérité mérite amplement l’écoute de ceux qui, d’aventure, apprécieraient un jazz de bonne facture et de grande sensibilité.

JOËL PAGIER

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