GUMMI

GUMMI

COAX RECORDS, LP/CD – 2021

La musique de Gummi repose sur un déséquilibre permanent. Le trépied constitué du trompettiste Nicolas Souchal, du violoniste Michael Nick et du guitariste Simon Hénocq vacille souvent sur deux jambes, lorsque de très brefs duos viennent nourrir ces improvisations nerveuses qui confèrent au groupe l’élasticité contenue dans son intitulé : Gummi signifie « élastique » ou « caoutchouc » dans la langue du violoniste, artiste allemand installé en France depuis bien longtemps.

Enregistré au Performing Arts Forum, l’album, dont le titre reprend simplement le nom du trio, rend compte par la diversité de ses propositions des multiples espaces révélés par cet ancien couvent devenu lieu de résidence. Ainsi la première pièce, « Ora », impose dès l’ouverture un chaos électrique fondé sur une forme de cut up typique du dédoublement et de la nervosité évoqués en introduction, quand la seconde, « Rêve détuné », recourt à l’acoustique d’une guitare dont la justesse laisse effectivement rêveur. La troisième plage, « Ki-rin », emprunterait plutôt sa majesté à l’écriture contemporaine pour ensemble chambriste. On pourrait poursuivre ici le descriptif de chaque improvisation, mais l’intérêt de l’album réside moins dans le style abordé en un temps et un lieu donnés que dans la singularité d’un propos, global en dépit de sa disparité. Les trois hommes pratiquent en effet une esthétique de la tension, pouvant aller de l’immobilisme à la brisure, de l’affût à l’éclair, de la rétention à la déflagration. De même qu’ils alternent régulièrement électrique et acoustique, saturation et limpidité, magma et ligne claire, de même leur geste demeure indiscernable jusqu’à la libération de l’énergie en un seul trait concentré. À la manière du caillou écrasé au fond d’un lance-pierre qui, à peine lâché, parvient à sa vitesse maximale, la musique de Gummi vise juste et atteint sa cible, quel que soit le principe adopté sur l’instant. D’ailleurs tout cela va très vite, car les morceaux sont brefs et chacun obéit à une dramaturgie assez concise pour préserver la spécificité de ses enjeux. Sous l’impulsion réflexe, le son nous entraîne dans un champ de mines où le danger persiste à chaque mouvement, dans le grondement d’une guitare ou les lignes brisées d’une trompette, sur le fil d’un violon funambule. Les cordes tracent le périmètre d’un espace vierge que le cuivre explore avec la prudence de celui qui sait évaluer l’importance du risque. Les cadences claudiquent sous l’attaque du plectre et de l’archet, accueillent en leur désordre la complexité d’accords dissonants. La tranquillité même de clairières apparentes dissimule à peine sous la fraîcheur de l’ombre l’atmosphère chargée d’électricité, de périls indicibles et de troubles nuages. Il n’est pas jusqu’à la dernière plage dont l’intimité ne se voie dévaster par la soudaine folie de cordes aiguisées découpant l’air ambiant en parcelles infimes…

Nous ne connaissons pas les différentes salles du Performing Arts Forum où ont été improvisés ces échanges, dont on nous dit qu’ils résonnent particulièrement avec leur cadre, mais nous n’avons aucune raison de douter d’un tel propos s’il est formulé par des artistes ayant opté pour une esthétique aussi radicale. Quand la musique revendique à ce point son immédiateté, les musiciens n’ont guère le temps de réfléchir et encore moins celui de nous tromper. Et puis la sauvagerie elle-même du discours induit de facto une sincérité dont l’auditeur perçoit à chaque instant la profondeur.

Joël PAGIER

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