SOPHIE AGNEL/OLIVIER BENOIT/DAUNIK LAZRO

GARGORIUM

FOU RECORDS, FR-LP-09, LP – 2023

Je ne sais qui des trois a contacté les deux autres pour mettre au point ce trio, mais il eût été dommage qu’un tel alliage ne voiejamais le jour. Comme nous l’évoquions lors du focus consacré à Fou Records dans le n°134 de votre revue préférée, Jean-Marc Foussat garde au fond de ses disques durs quelques perles de culture dont il nous fait régulièrement partager la pureté. Or cet enregistrement, capté entre 2008 et 2009 à la Malterie de Lille et au Carré bleu de Poitiers, trouve logiquement sa place parmi les joyaux historiques du label. En 2008, le duo de Sophie Agnel et Olivier Benoit existe déjà depuis quelques années – leur premier album, Rip-Stop, date de 2002 et Reps paraîtra en 2014 – et Daunik Lazro vient de publier le concert à Parthenay du quartet Qwatt Neum Sixx auquel participe la pianiste. Le saxophoniste et le guitariste se sont croisés, pour leur part, au sein du sextet de Christophe Marguet, qui a fait paraître Reflections en 2003. Nous sommes donc entre musiciens de connaissance, de bonne compagnie et surtout de haute inspiration, quoi qu’en pense la gargouille de pierre figurant sur la pochette de ce magnifique Gargorium édité sous le seul format du vinyle. 

Le minimalisme brouille les cartes avec une réjouissante roublardise. Entre la légèreté d’un souffle atone et une corde à peine frôlée, au tout début de l’album, notre oreille ne peut guère faire la différence. Mais dès que les instrumentistes entrent plus franchement dans la matière, nous sommes bien obligés d’admettre qu’une guitare ou un piano prolonge plus aisément l’abstraction de l’ambient qu’un saxophone tenu à l’expression d’une ligne unique, si distordue et brisée soit-elle. Dès lors, il semblerait évident que Sophie Agnel et Olivier Benoit tissent une trame mouvante assez lâche pour que Daunik Lazro puisse y pénétrer jusqu’à s’y fondre, et surtout en infléchir la texture. Seulement voilà : en charge du paysage, les cordes savent aussi bâtir des cathédrales et la combustion spontanée du cuivre n’a jamais empêché le métal en fusion d’atteindre aux dimensions du land art. C’est pourquoi, en moins de temps qu’il n’en faut pour réaliser ce schéma théorique, le trio en balance les codes par-dessus les frontières et n’en fait qu’à sa triple tête, préférant l’étincelle à l’indifférence du silex et le flamboiement des braises à la froideur de la cendre. Si Daunik participe par de légers slaps à la mise à feu d’un module vibrant, la course éperdue de l’engin nécessite également la puissante raucité de son cri. D’ailleurs rien ne dit que ces aigus lancinants sur fond de ferraille industrielle soient le fait du souffleur, puisque les doigts de Sophie frottant les parois du piano en appellent à de semblables hurlements et que l’électricité à l’œuvre sous les cordes d’Olivier peut métamorphoser le moindre soupir en une stridence démesurée. De même, la sécheresse des percussions émane aussi bien de frappes sur la guitare que de clusters cinglants, de violentes prises de bec ou de mécaniques étouffant soudain le feulement du cuivre… Dans ce jeu de rôles bouillonnant, où la virtuosité s’estompe sous la singularité des gestes et l’expressionnisme de l’instant, le choix de l’engagement soumet une pratique en perpétuel questionnement à l’éventualité de la beauté comme au surgissement de formes à ce point inédites qu’elles peuvent en sidérer les protagonistes eux-mêmes. Quant à l’auditeur, il ne peut que se rendre à l’évidence d’un éblouissement tel que seule l’obscurité pourrait y succéder.

Joël PAGIER

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