AUDE RABILLON

BRISER LA NUIT

TSUKU BOSHI/FAIR­­_PLAY, DL – 2023

Briser la nuit est la nouvelle pièce de la compositrice et artiste sonore Aude Rabillon, qui achève son cycle Pour ne plus taire, une trilogie autour de la violence patriarcale, des silences et des non-dits.
Briser la nuit est sortie par ailleurs sur un split album intitulé Lune captive, avec Tendre est l’instant qui se tend de la violoncelliste Soizic Lebrat – le tout édité par le label inclusif Tsuku Boshi en partenariat avec Fair­­_Play, plate-forme éditoriale digitale où la création de musiciennes électroacoustiques féminines est mise à l’honneur. C’est à l’invitation de Soizic Lebrat que le disque est sorti. Aude n’a pas ici cherché à ajouter de la violence à la violence en faisant du bruit. Le son chez elle est un lieu de métaphore et de métamorphose, à la fois intime et écho à des combats plus larges. Elle veut par ce cycle exprimer un désir de mémoire, de ne plus taire ce qui longtemps a été réservé à la seule sphère intime ; faire entendre ces violences à travers une forme située à la lisière du hörspiel, entre musique électroacoustique et documentaire. Aude Rabillon est une artiste sonore qui explore le médium son sous de multiples formes, installation, radiophonie, composition. Titulaire d’une maîtrise de littérature et d’un diplôme en électroacoustique, le son et le verbe font partie de son langage pour capturer le réel, et n’y sont pas dissociés. La première pièce, « Pour ne plus taire les jours où », commencée en 2020, se situait dans le contexte plus large du mouvement Me Too, se faisant la chambre d’écho des non-dits autour des injonctions sexistes et des violences patriarcales. Il s’agissait de retourner le geste par l’amplification des paroles enfouies :

je te raconte / le jour où
pour ne plus taire / les jours où
pour tenir haut la tête / enfin
j’enregistre
les traces / dans tes silences
de nos silences / qui restent
dans nos corps / de femmes
pour ne plus taire / les jours où

La deuxième pièce, « C’est. Et tu n’entends pas comme c’est », est son pendant obscur : une pièce silencieuse après que tout a été dit, une plongée secrète, quelques percées de texte, fragments d’un journal intime, sons à la frontière, parfois mystérieux, qui semblent dessiner comme un horizon obscur à l’angoisse, à la gravité.

Briser la nuit achève donc la trilogie Pour ne plus taire, en 24 minutes d’une poursuite de l’indicible. Puisant dans un matériau sonore des césures, des ellipses, des brisures, pour donner corps et forme à la fragilité, aux non-dits, aux silences, l’univers d’Aude Rabillon est hanté par les spectres de cette violence sourde, silence violent qui la hante et la poursuit. Tendue, tout en tension, l’écriture électroacoustique est le lieu d’un combat contre la violence du monde, un lieu de guérison, un apaisement. Disque de nuit au sens où il nous présente l’autre face du réel, Aude Rabillon nous donne à entendre la matière du subtil, un univers sonore puisant tout autant dans le réel que dans sa face obscure. Des éclats de réel surgissent, des voix d’enfants, l’enfance malmenée, éclatée, des brisures de sens, des ellipses… La nuit qu’évoque l’électroacousticienne est le lieu des interstices, des brèches, des éclats, de l’innommable, cet envers du sens qui n’est pas circonscrit, une nuit chaotique, faite d’éclats, d’innommable, qui se fait silencieuse. Et le titre de la pièce m’évoque le titre d’un volume de correspondance de Vincent La Soudière, écrivain, poète méconnu, proche d’Henri Michaux et Cioran, volume non publié de son vivant : C’est à la nuit de briser la nuit. Même s’il n’y a pas d’influence directe ni de revendication de filiation, il n’en reste pas moins qu’on peut entrevoir certaines analogies entre le disque et le livre : même radicalité, même quête intérieure, traversée de l’intime et des zones d’ombre, même brisure des interstices. Et si les deux pièces du split sont extrêmement différentes tant par leur forme que par leur recherche et peuvent fonctionner chacune en autonomie – Soizic Lebrat « explorant l’acte de tendresse », mettant en vibration une seule corde détendue de son violoncelle, en quête d’un matériau vivant, grave et doux, tout en appliquant, paradoxalement, de la tension sur sa corde –, un parallèle peut être tracé entre la recherche des deux artistes, à l’endroit où « l’énergie permet de changer, où la colère est revalorisée, où la douceur retrouve toute sa puissance réalisatrice ».

Delphine DORA

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