DELPHINE DORA & AYAMI SUZUKI

KAGOME KAGOME

AN’ARCHIVES, LP – 2025

Delphine Dora rencontre Ayami Suzuki lors d’une tournée au Japon en 2024, leurs univers musicaux devaient se rencontrer dans un mouvement centrifuge, glisser l’un sur l’autre, se fondre pour renaître autres, un. Deux voix qui s’accordent dans ce qui semble des psalmodies faites pour un monde qui s’efface, deux voix prises d’une profonde mélancolie face à ce qui disparaît. La musique est l’art de l’éphémère : elle annonce la perte, la disparition, notre impermanence, elle en fait l’élégie. On pourrait songer à ces chanteuses mystiques du Moyen-Âge, aux chœurs monacaux, la comparaison se renforçant de la présence d’un orgue, de ses accords tenus et de ses bourdons sombres. On entre dans cette musique comme on appréhende le silence : sur la pointe des pieds, elle efface les bruits du monde, on pourrait y entendre un ange voler, il faut s’ouvrir et se laisser prendre par son silence. On pourrait évoquer aussi la musique d’Arvo Pärt, cette manière de tenir les notes en suspension, d’abolir le temps par la répétition de motifs ; il en sort une apaisante monotonie. Kagome Kagome est un album lié à l’air, aux souffles de ces deux femmes qui appellent nos paradis perdus, les voix enlacées l’une à l’autre, appellent les larmes comme une pluie silencieuse, une tristesse infinie. L’impermanence n’est pas une condition maudite, elle est la condition de la beauté. Ces doigts qui glissent et s’immobilisent sur la nacre du clavier dès lors nous tiennent dans un accord recommencé, il nous faut suivre les voix, les chants pour partir à notre tour, nous absenter de la lourdeur des jours qui pèsent sur nous. Chacun des morceaux semble être l’ombre de celui qui le précède, le prolonge. Marc de Smedt, dans son livre Éloge du silence, écrivait : « Le seul moment où je suis dans le silence, c’est quand j’écoute de la musique ». Le silence nous accueille ici, chaque son devient un paysage sonore d’une belle sobriété qui appelle au recueillement, à l’oubli de soi, à disparaître dans ces paysages. Voix et claviers se fondent pour nous offrir cet écrin sonore dans lequel s’abandonner à nos rêveries, il y a une douce monotonie qui invite à se laisser partir dans ces songes, les thèmes déteignent l’un sur l’autre, donnant à l’album une belle unité. Une musique de chambre, une musique de nuit, un drap qui nous recouvre. Il y a peu de variations d’accords sur l’orgue, ce qui nous tient dans un écrin de bourdons, et la beauté de l’album se dévoile dans ces superpositions de voix, leurs ondulations aqueuses, calmes, apaisantes. Un miroir où les anges se reflètent, et viendra le silence. « Prépare-toi à la mort/Prépare-toi/Bruissent les cerisiers en fleur » (Issa Kobayashi).

On ne présente plus Delphine Dora qui a déjà une discographie impressionnante, faite de rencontres et d’enregistrements solitaires. Quant à Ayami Suzuki, elle est apparue récemment sur la scène de Tokyo en compagnie de guitaristes comme Tetuzi Akiyama, Takashi Masubuchi, Otomo Yoshihide : c’est une jeune musicienne qui a déjà acquis une belle maîtrise de l’art du chant, ce disque nous la donne à entendre.

Michel HENRITZI

Vous aimerez aussi...