DEUX ALBUMS AVEC ADA RAVE
Par Joël PAGIER
Depuis In Search of a Real World, un solo d’une étrange beauté qui nous permettait d’appréhender les particularités de son style basé sur une parfaite maîtrise du ténor, mais aussi des objets, tasses, couvercles, tubes, plumes ou pierres dont elle use pour en altérer la sonorité, Ada Rave n’a guère cessé de se fondre dans la faune expérimentale d’Amsterdam. On se souvient de cette saxophoniste argentine née en 1974, qui après avoir quitté sa Patagonie natale pour Buenos Aires, vint s’installer dans la capitale néerlandaise. Son approche, fondée sur une large variété de techniques dont certaines, bien peu conventionnelles, lui permettent d’orienter ses recherches vers la composition en temps réel, ne fut certainement pas la moins remarquée. C’est ainsi qu’elle en vint à jouer dans une dizaine de groupes dont son propre trio, le quartet féminin Hearth, le Kaja Draksler Octet ou le légendaire The Ex. Or nous apprenons aujourd’hui qu’Ada vient de publier coup sur coup deux albums chez Relative Pitch Records : Peel/Mondo, en compagnie de l’excellente pianiste Marta Warelis, et The Unseen Pact, aux côtés de la percussionniste Sofia Borges.
MARTA WARELIS / ADA RAVE
PEEL / MONDO
RELATIVE PITCH RECORDS, CD – 2025

Marta Warelis est cette pianiste polonaise résidant à Amsterdam qui l’an passé enregistra le magnifique Escape, avec Andy Moor, et le non moins passionnant Hammer, Roll and Leaf, en compagnie de Sakina Abdou et Toma Gouband. Ces deux perles discographiques nous avaient alors donné l’envie d’en connaître un peu plus à son propos, et nous avions découvert une artiste engagée depuis dix ans sur la scène avant-gardiste de la cité batave, et impliquée dans la réalisation d’une vingtaine d’albums répartis entre quelques solos et une douzaine d’ensembles. Des musiciens aussi divers et inventifs qu’Ont Govaert et Wilber de Joode, Tobias Klein et Frank Rosaly, John Dikemen, Ken Vandernark ou Carlos Zingaro s’y croisaient au cours de séances et de concerts assez ébouriffants. Parmi ces formations originales, la pianiste avait constitué, en 2017, le trio Hupata ! comprenant la percussionniste taïwanaise Yung-Tuan Ku et la saxophoniste Ada Rave. Peel/Mondo est donc moins le fruit d’une rencontre que l’aboutissement d’une collaboration entre deux artistes pétries de talent, qui cultivent chacune une appétence naturelle pour l’abstraction, sans jamais renoncer à la puissance ni au caractère abrasif de leur jeu.
Il faut un certain temps pour définir l’esthétique de cet album. D’abord cela va très vite, et la pléthore de notes émises envahit notre domaine de réflexion. Ensuite les propositions sont multiples, et parfois contradictoires. Le sopranino convoque le son et le phrasé de Steve Lacy, quand le piano étendu éveille le souvenir d’un gamelan indonésien, deux pistes concevables qui nous emportent néanmoins vers des territoires divers. Les frappes de Marta sur le cadre d’acier entretiennent le fantasme d’un percussionniste sur la scène du Splendor, où le concert fut enregistré. Qu’un instant de calme nous permette d’apprécier le lyrisme de la souffleuse, et le phrasé heurté de la pianiste emprunte le cours de lignes brisées qui en perturbent aussitôt la fluidité. Le silence ne dure jamais bien longtemps. Pourtant, loin de combler un vide créatif, ce maximalisme assumé remue la matière pour y pénétrer plus intensément. Cette profusion de signes agit comme une charge explosive dans un site archéologique, un engin qui révèle des richesses enfouies avant que les artistes ne fouillent plus profondément encore, jusqu’à l’origine du son dont chacune, à sa façon, explorera les possibles déclinaisons. Le plus troublant, dans cet album foncièrement expressionniste, est sans doute de constater à quel point deux quêtes acharnées et parfois opposées aboutissent ensemble à la découverte d’une même forme recomposée.
Lorsqu’elle est arrivée à Amsterdam, Marta Warelis a d’abord apprécié la chaleur de l’accueil réservé par la communauté improvisatrice, et la sensation que l’histoire de cette musique circulait toujours dans les veines de la ville. En dépit de leurs esthétiques diverses, il semble bien qu’ici comme ailleurs, une nouvelle génération d’expérimentateurs perpétue l’esprit frondeur de Misha Mengelberg, Han Bennink ou Willem Breuker – ce dont nous ne pouvons que nous réjouir quand partout l’oubli confine au négationnisme pour effacer la moindre trace d’intelligence et de beauté.
ADA RAVE / SOFIA BORGES
THE UNSEEN PACT
RELATIVE PITCH RECORDS, CD – 2025

C’est au sein d’un quartet comprenant également la saxophoniste Camilla Nebbia et le guitariste Andy Moor qu’Ada Rave a pu croiser la percussionniste portugaise, berlinoise d’adoption, Sofia Borges. Formée au Conservatoire puis aux Écoles de musique supérieures de Lisbonne puis de Hambourg, Sofia a composé nombre d’œuvres de musique de chambre, orchestrales et vocales, pour lesquelles elle aime associer les instruments traditionnels et l’électronique. Pourtant, c’est l’improvisatrice qui chez elle est la plus active, sur la scène berlinoise comme en Europe, seule ou en compagnie de sévères client·e·s comme Mat Maneri, Craig Taborn, Axel Dörner, Fay Victor, Matthias Müller, Fie Schouten, Michael Thieke et autres agitateurs patentés. Elle est membre, depuis sa fondation, du quartet féminin Nomad et a intégré le fameux quintet SORBD, considéré comme un véritable concentré de la scène radicale berlinoise. À noter que ses écarts dans l’improvisation ne l’ont apparemment pas éloignée du « système », puisqu’elle initie des enfants et des jeunes à la musique nouvelle et à l’art sonore, et participe au sein de quelques institutions à la production de contenus pédagogiques à vocation artistique.
Sur la scène du Half5 d’Amsterdam, en cet été 2024, les deux femmes explorent pour la première fois leur territoire commun. Il y a trop de paramètres dans la formule du quartet, trop de possibles à envisager pour accorder à l’autre une attention exclusive. Si elles partagent un même intérêt pour l’extension de l’instrument par une multitude d’objets quotidiens, une écoute un peu appuyée ne tarde pas à dévoiler l’intimité d’une collaboration aussi intense qu’essentielle. La première plage met à jour la spécificité des sons, l’élasticité des frappes et la raucité d’un ténor parasité de vibrations extérieures aux teintes d’aluminium. Les cymbales ont la clarté scintillante des lucioles, et le duo effleure la lisière d’un jazz ouvert à l’incongruité des matières. Pourtant, dès la seconde pièce, on ne sait plus trop sur quelle texture les baguettes sculptent ces figures aussi légères qu’un tissu. La saxophoniste étrangle son sopranino jusqu’à ce qu’il se débatte et se torde comme un serpent qu’on a saisi au col, et les roulements de toms soulignent le danger de la situation. L’abstraction apparaît comme une pause dans le tracé des arabesques. Le silence impose une attente interrompue de sourdes résonances, puis de nouveau le métal vibre au bord du pavillon. Le rythme a cédé la place à l’élaboration d’une imperceptible cadence. Et soudain, le ténor atteint des sommets, arpente des friselis de cuivre et déroule sa traîne au fond de vallées martelées par l’orage. Des cloches bucoliques saluent le calme revenu, auquel le froissement du métal et le cliquetis des mécaniques offrent un décor plausible, que l’émergence des timbres effacera néanmoins.
Entre jazz instinctif, escales concrètes et conception de volumes fluctuants, les sept pièces improvisées par Ada Rave et Sofia Borges sinuent avec une élégance qui n’épargne ni l’âpreté, ni les pas de côté, ni la profondeur des enjeux qu’elles poursuivent avec une détermination absolue. Si leurs échanges relèvent d’une forme chambriste, la radicalité de leurs intentions les entraîne souvent au bord de gouffres béants dont seules la parfaite maîtrise de leurs outils et la connaissance étroite du langage qu’elles ont créé peuvent les préserver. Depuis Coltrane et Rashied Ali, Braxton, Shepp et Max Roach, Jean-Luc Guionnet et Seijiro Murayama, le duo sax/batterie n’a toujours pas livré le secret de son essence.
